Grand Théma : sans adhésion des utilisateurs, pas de révolution IA

Dans le cadre de notre Grand Théma CIO - Le Monde Informatique « sans adhésion des utilisateurs, pas de révolution IA », nous avons décrypté les enjeux sociaux associés au développement de l'IA avec Aurélien Capdecomme de 20 Minutes, Christophe Vercoutère de la CFDT d'Axa France, Yann Arnaud de la Macif et Sébastien Crozier de la CFE-CGC du groupe Orange.
PublicitéL'arrivée en force de l'IA générative dans les entreprises pose de nombreuses questions, loin d'être seulement techniques. En s'immisçant dans les prises de décision, toutes les IA provoquent dans les équipes autant d'enthousiasme, d'excès de confiance que d'inquiétude quant à la transformation des métiers, voire à la disparition de l'emploi. Si les éditeurs promettent davantage de productivité, des processus plus efficaces, et même la suppression des tâches les plus rébarbatives pour les employés, la réalité en entreprise est bien plus complexe et exige de suivre de près les réelles transformations du travail et des métiers liées à l'IA. C'est ce que nous ont détaillé les invités de notre Grand Théma « sans adhésion des utilisateurs, pas de révolution IA » : Aurélien Capdecomme, CTO de 20 Minutes, et Yann Arnaud, directeur réponses besoins sociétaires et innovation de la Macif, d'une part, et Christophe Vercoutère, délégué syndical central CFDT d'Axa France, et Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC d'Orange, d'autre part.
Regardez notre émission « sans adhésion des utilisateurs, pas de révolution IA »
20 Minutes, filiale conjointe des groupes Ouest France et Rossel (la Voix du Nord), explore en particulier les possibilités de l'IA en rédaction, et ce depuis 2020. « Nous avons profité du premier confinement pour tester l'IA sur de la suggestion automatique de tags », raconte Aurélien Capdecomme. Il s'agissait alors, avec du machine learning et du NLP, de repérer des entités (lieux, personnes...) dans des contenus et de leur associer des mots clés, suggérés ensuite aux journalistes pour taguer et référencer leurs articles.
« la voix de la direction [de 20 Minutes] est très claire. Il n'est pas question de remplacer un journaliste par une IA ! », Aurélien Capdecomme, CTO de 20 Minutes.
Par choix, les équipes de 20 Minutes développent leurs solutions métiers en interne et c'est le cas en particulier du CMS maison. L'IA destinée à l'enrichir ne fait pas exception. Avec l'arrivée de la GenAI, 20 Minutes a ainsi testé les résumés automatisés de sujets, et même l'écriture d'articles. « Pour la météo, cela fonctionne bien, explique le CTO, d'autant que ce n'est pas très intéressant pour un journaliste. Mais pour les comptes-rendus d'événements sportifs, ce n'est pas pertinent. Ce n'est pas ce que cherche notre audience qui attend plutôt des commentaires des journalistes ».
PublicitéLes journalistes impliqués en amont des projets
20 Minutes a intégré les journalistes dans les processus de réflexion et de décision dès ses premiers pas avec l'IA. Les rédactions sont parties prenantes dans le comité IA qui travaille sur l'innovation, la R&D et les choix stratégiques. Quand le quotidien a décidé d'écrire une charte d'utilisation de l'IA, les journalistes en ont rédigé la partie éditoriale. « Nous avons aussi identifié un petit groupe de journalistes bêta testeurs, poursuit Aurélien Capdecomme. Cette démarche améliore le mécanisme d'IA sur lequel nous travaillons, mais elle suscite aussi l'intérêt des autres membres de la rédaction ». Quant à l'impact social potentiel de l'IA, sur les métiers, sur l'emploi, il est régulièrement mis à l'ordre du jour du CSE dont le CTO est, qui plus est, un des élus. Il insiste par ailleurs : « la voix de la direction [de 20 Minutes] est très claire. Il n'est pas question de remplacer un journaliste par une IA ! ».
Pour les deux représentants syndicaux présents dans notre émission, il existe toutefois des faces cachées de l'impact social de l'IA. À commencer par le leurre de la suppression des tâches répétitives, rébarbatives. « Le gain de temps [lié à l'exécution par l'IA de tâches simples, répétitives] ne donnera pas forcément davantage de latitude aux employés pour examiner un volume égal de situations difficiles ou qui demanderaient davantage de compétences, estime Christophe Vercoutère, délégué syndical central CFDT d'Axa France. Elles seront vraisemblablement mises à profit pour augmenter la productivité. Et il n'y aura plus d'équilibre entre les taches qui demandent le moins et le plus de concentration... Travailler à 100% sur des tâches qui demandent une forte concentration risque aussi d'altérer la santé au travail à terme ». Une assertion confirmée par Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC d'Orange Groupe. « Réaliser des tâches qui mobilisent peu de ressources intellectuelles permet de souffler dans la journée, rappelle ce dernier. Si l'on n'a plus que des cas complexes à gérer, on se retrouve avec une charge mentale plus intense. C'est aussi anxiogène que les discours de certains dirigeants qui disent, pour faire plaisir au marché, qu'ils vont supprimer 10 à 15% des emplois grâce à l'IA ».
Des enjeux de responsabilité
La crainte de se voir remplacé ou de voir disparaître son emploi reste sans nul doute la plus importante, selon Christophe Vercoutère. Même s'il existe aussi un enjeu de responsabilité spécifiquement lié à l'utilisation de l'IA, contrairement à ce qui se passait jusque-là avec l'IT. « Même s'il reste maître de la décision finale, le salarié va s'appuyer sur des informations données par l'IA pour la prendre. Quel sera alors son niveau de responsabilité en cas d'erreur dans cette décision ? ». Pour toutes ces raisons, la CFDT d'Axa France a demandé à la direction un accord de méthode pour définir la façon d'aborder les problématiques de l'IA dans l'entreprise. L'IA offre moins de visibilité et de possibilité de cadrer qu'un projet IT classique, selon Christophe Vercoutère, car la technologie change très rapidement et influe sur les décisions. « Il était donc important de créer les conditions d'un dialogue itératif pour se retrouver régulièrement et faire le point. Nous n'avons pas obtenu d'accord de méthode, mais un "relevé de conclusions" qui porte création d'une commission rattachée au CSE central et a vocation à se réunir autant que de besoin, pour examiner les nouveaux outils depuis leur expérimentation jusqu'à leur déploiement éventuel ».
« Le gain de temps [lié à l'exécution par l'IA de tâches simples, répétitives] ne donnera pas forcément davantage de latitude aux employés pour examiner un volume égal de situations difficiles ou qui demanderaient davantage de compétences ». Christophe Vercoutère, délégué syndical central CFDT d'Axa France.
Ce comité de suivi regroupe deux représentants de chaque organisation syndicale représentative. Créé en novembre 2024, il ne s'est encore réuni qu'une seule fois. Pour Christophe Vertoucère, même si c'est loin d'être suffisant, il est trop tôt pour que ce soit considéré comme un échec. « Et à ce stade, les retours des salariés relèvent plus de l'inquiétude globale face à l'IA que d'une dégradation réelle du travail », note le représentant syndical, en particulier après le test de Microsoft Copilot par un millier de salariés. Même si Christophe Vercoutère regrette que cette expérimentation déjà large n'ait pas fait l'objet d'une consultation des syndicats, elle entraîne un gain de productivité d'environ une heure par semaine qui ne se traduit pour l'instant que par un allègement du temps de travail, sans qu'il soit compensé avec d'autres tâches.
Acculturation et manifeste pour une IA éthique
Pour s'assurer que l'IA est utilisée à bon escient sans remettre en cause ses valeurs, la Macif a, de son côté, entrepris deux démarches : l'acculturation à l'IA de l'ensemble de l'entreprise et la rédaction d'un manifeste, amené à évoluer au fil du temps. « Nous ne sommes pas des marchands d'IA, insiste Yann Arnaud, directeur réponses aux besoins sociétaires et innovation. Pour autant, on ne doit pas la rejeter, car elle peut résoudre des problèmes que nous n'arrivons pas à résoudre aujourd'hui ». L'assureur évoque par exemple la gestion de demandes en masse (environ 10 000 déclarations) à la suite de sinistres, tel l'épisode intense de grêle qui a touché Paris début mai 2025. L'IA permettrait de gérer une partie de ces pics de demandes variées qui arrivent par de multiples canaux, doivent être dirigées vers un grand nombre d'experts et se déroulent parfois à répétition. « L'IA peut être utile pour délivrer une simple attestation ou répondre à des clients qui préfèrent l'autonomie, la rapidité, l'efficacité. Mais le point fondamental, c'est qu'il n'y ait aucun quiproquo au départ avec les projets d'IA. Nous ne la pratiquons pas pour réduire les coûts ou supprimer des emplois ».
« Un des principes les plus importants du manifeste [pour une IA éthique, de la Macif], c'est la responsabilisation de tous. Personne ne peut prendre une décision basée sur des données issues de l'IA, et ensuite dire qu'il n'est pas responsable ». Yann Arnaud, , directeur réponses aux besoins sociétaires et innovation de la Macif.
Des premières réflexions jusqu'à la rédaction, le manifeste pour une utilisation éthique de l'IA de la Macif a demandé un an et demi de travail. La tâche a été confiée à la commission spécialisée sur la technologie et le digital, qui regroupe des représentants de l'innovation, du marketing, le DSI et les représentants du conseil d'administration. La Macif a également consulté ses représentants syndicaux en amont. Le texte décrit entre autres les enjeux de l'IA pour la Macif, les limites qu'elle se donne en la matière, mais aussi l'organisation mise en place pour s'y conformer. Un groupe de travail d'experts techniques de l'IA est au coeur du dispositif, entouré d'un groupe de travail IA élargi avec des représentants des RH, de la conformité, de la sécurité IT, etc. « Un des principes les plus importants du manifeste, c'est la responsabilisation de tous, insiste par ailleurs Yann Arnaud. Personne ne peut prendre une décision basée sur des données issues de l'IA, et ensuite dire qu'il n'est pas responsable. Et du côté technique, chaque expert a également la responsabilité de se poser en amont les bonnes questions liées à son expertise et de les faire remonter ».
Un enjeu de formation et d'employabilité
Pour Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC du groupe Orange, c'est en réalité une convergence de facteurs, dont l'arrivée de l'IA, qui bouscule aujourd'hui le travail. « Avec l'allongement de la durée totale de travail [avant la retraite] les seniors [plus de 45 ans pour le Code du travail] ont été confrontés à plusieurs révolutions au cours de leur carrière, qui ont remis en cause leurs acquis ». L'IA est une de ces révolutions. Il y a donc un enjeu fort de formation de long terme, et non uniquement de certification technique, à des fins d'employabilité, en particulier si les potentielles lacunes des seniors dans l'usage de l'IA finissent par masquer leur expertise métier. « A l'opposé, les jeunes générations ont souvent trop confiance dans l'IA, poursuit Sébastien Crozier. Par excès de confiance, elles ne vont pas forcément se rendre compte que l'IA renvoie une hallucination en réponse à un prompt mal formulé, par exemple ». Pour lui, il faut opérer une révolution mentale, car c'est la première fois qu'un outil numérique ne donne pas une réponse absolue.
« Les partenaires sociaux ont un rôle de régulateurs, le cas échéant d'acteurs capables de contrôler qu'il n'y aura pas de dérive des usages à des fins d'oppression. Par essence, le travail est aliénant. Il ne faut pas qu'on assiste à un retour au 19e siècle où on contrôlait les ouvriers en permanence ». Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC du groupe Orange.
Dans ce contexte, le rôle des entreprises consisterait à maintenir la capacité des seniors à s'adapter et à maîtriser ces nouvelles technologies et celui du système éducatif à développer l'esprit critique et la remise en cause permanente du résultat donné par la machine « Ce qui est difficile pour les entreprises, c'est d'appréhender cette double révolution technologique et sociale qui va modifier la répartition des tâches en déléguant certains éléments de la chaîne de valeur à l'IA », estime Sébastien Crozier.
Un outil potentiel de contrôle
« Mais l'inquiétude la plus forte, insiste-t-il, c'est que l'IA devienne un outil de contrôle social. La convergence de l'utilisation de data et d'algorithmes permet de déterminer ceux qui ont une activité très productive et ceux qui ont une activité faiblement productive. Un élément que l'entreprise doit gérer, sans quoi il sera difficile de faire adopter l'IA ». Et, dans ce contexte, pour le président de la CFE-CGC au sein du groupe Orange, les syndicats ont un rôle de régulation et de médiation à jouer. « Les partenaires sociaux ont un rôle de régulateurs, le cas échéant d'acteurs capables de contrôler qu'il n'y aura pas de dérive des usages à des fins d'oppression. Par essence, le travail est aliénant. Il ne faut pas qu'on assiste à un retour au 19e siècle où on contrôlait les ouvriers en permanence ».
Article rédigé par

Emmanuelle Delsol, Journaliste
Suivez l'auteur sur Linked In,
Commentaire
INFORMATION
Vous devez être connecté à votre compte CIO pour poster un commentaire.
Cliquez ici pour vous connecter
Pas encore inscrit ? s'inscrire